Cultures du thé : J’ai l’impression que vous privilégiez la forme du bol ? Comment en êtes-vous venue à faire des bols plus que d’autres pièces ?
Manon Clouzeau : C’est très simple : à un moment donné pendant mes études de céramique j’avais le besoin d’épurer les choses. Je me suis donc demandé ce qui me touchait le plus. Or, j’avais vu une exposition au musée Guimet avec une collection de bols anciens, et j’avais vécu un très beau moment de contemplation. De là est né le désir de ne faire que des bols, tout le reste s’est fait très simplement. Au départ – que des petits, vraiment des tous petits, à la motte, pour m’entraîner à tourner et à émailler en utilisant le moins de matière possible.
Tout le monde me disait “à quoi ça sert, c’est tellement petit”, et moi je répondais “si, si, c’est ça que je dois faire.” Puis, un jour, vient une personne japonaise qui dit “ça c’est parfait pour le saké ! C’est exactement la taille dont on a besoin !” Quel soulagement ce fut pour moi, de savoir que cette si petit taille que j’aimais tellement fabriquer, dans une autre culture avait une fonction Ensuite j’ai découvert qu’en plus du saké il y a toute une tradition de céramique autour du thé, et que ces petits bols correspondaient exactement aux traditions du thé en Asie.
Ce que je trouve intéressant dans le fait de me concentrer sur une seule forme, en occurrence le bol, c’est que le champ formel est plus restreint, et cela me permet de me plonger plus profondément dans tout ce monde de variations et de nuances qui me fascinent. C’est comme si je regardais tous les jours un coucher de soleil : à force de regarder, je vois de plus en plus de nuances. Je crois que j’aime répéter la même chose pour comprendre, affiner et ajuster. Une autre chose que j’aime avec la forme du bol, c’est qu’en ajustant les tailles et les courbes j’arrive à faire un service complet pour le thé. Un gaïwan, c’est deux bols – l’un très rond, l’autre très plat et qui vient s’emboiter à l’intérieur du premier – une verseuse, c’est un bol avec petit coup de doigt qui créer un bec au bol , je trouve cela extraordinaire de pouvoir infuser le thé uniquement avec des variations de bols.
Quand vous avez l’occasion de voir les personnes regarder vos bols avant de les acheter, que remarquez-vous dans leur comportement ?
C’est à chaque fois très différent. Dans votre question je pourrais enlever “avant de les acheter”, parce qu’il y a des gens qui sont très touchés, et qui ne vont pas acheter, puis d’autres personnes qui vont hésiter et mettre très longtemps à choisir un bol, et d’autres encore pour qui ça va être très rapide. Quand je suis là, j’aime la rencontre avec l’autre personne, mais aussi l’observation. C’est vrai que j’aime être là, à juste observer et parler avec toutes ces personnes qui passent dans ma boutique ou que je rencontre sur une exposition.
Un jour je me suis rendu compte que – ce que je vais dire peut paraître un peu étrange, mais comme c’est une sensation corporelle cela me parait en faite normale. J’étais à mon stand et je sens des petits frissons un peu partout dans mon corps. Comme une chaire de poule, mais il y avait pas de vent, il ne faisait pas froid. Et puis ça s’en va. Puis, à un autre marché, ça revient et je comprends que cette sensation vient quand quelqu’un s’approche du stand en étant visiblement très touché : je ressentais leur joie et leur plaisir à regarder mon travail. Depuis, j’ai l’impression de sentir quand une personne est touchée, comme si son cœur rayonnait et que j’en captais la “vibration”, c’est assez subtil mais c’est magique, et j’aime cela profondément.
Je crois avoir entendu que votre atelier porte une histoire de transmission : pouvez-vous me parler de ce lieu ?
J’avais très, très envie d’apprendre à tourner quand j’étais jeune. En troisième à j’avais un stage à faire, et comme ma grand-mère faisait de la gym avec la potière de son village elle lui a demandé. Et donc je suis venue chez Brigitte Larcher à treize ans pour une semaine, j’ai découvert le tournage, la poterie, et c’était vraiment… “wow”. Je me suis dit “je vais faire ça de ma vie, ça va être difficile, mais j’y arriverai”, et ça ne m’a pas quitté. Ce lieu était très important pour moi parce c’est dans ce lieu que je suis tombé littéralement amoureuse de la poterie.
Après je suis allée faire mes études à Bruxelles, à Genève et à Paris, et à la fin de mes études, mon père m’appelle pour me dire “Brigitte part à la retraite et vend sa maison et voilà, c’est là.” Ma première réaction c’était “qu’est-ce que tu veux que j’aille faire en Charente ?!” : j’étais à Bruxelles, j’étais dans ma ville, je savais que j’avais envie d’avoir un atelier, mais là-bas, c’était complètement perdu. Mais j’ai pris une semaine, et au bout d’une semaine je me suis dit si, si, si, allez, j’y vais, je fonce. Alors j’ai acheté cette maison, et depuis 2014 j’y habite. Je suis vraiment très heureuse d’avoir franchi cette étape-là qui est quelque chose d’important dans la vie d’un créateur, d’un artiste : avoir un lieu de création. C’est vraiment ma base, ma sécurité. Il y a une très belle lumière, et beaucoup d’espace. J’aime profondément cet espace.